Revenir vers l’ivresse

 

 

Il fallait bien, un jour ou l’autre, revenir vers l’ivresse.

Depuis 1995, je m’étais détaché peu à peu de ce qu’il est coutume de nommer l’Abstraction lyrique. Explorant les méandres de la figuration humaine, la poésie des corps, j’en avais presque oublié cette abstraction première d’où je viens.
Et puis, un jour de juin 2009, cette commande d’une toile abstraite par des amis collectionneurs…

J’ai replongé. Quinze années s’étaient écoulées.  Je n’avais rien oublié : ni le geste, ni la couleur, ni la matière huileuse, sans cesse mouvante sur la toile horizontale. Ma mémoire avait juste occulté l’extrême difficulté à trouver le point d’équilibre entre rigueur et lâcher prise.

Peindre sans dessein (sans dessin), organiser le chaos, retrouver le fil funambule tendu depuis le premier geste sur la toile blanche jusqu’aux sept traits calligraphiés qui forment ma signature et, par là même, referment le temps du tableau. Entre ces deux pôles, le temps d’aujourd’hui est plus long qu’il y a quinze ans, plus intense aussi, car si ma main reste la même, mon œil, lui, est devenu plus exigeant. Mes manies sont devenues des rites : regarder la toile vierge, longtemps, des heures de non-acte, de non-décision, entre apathie et méditation. Laisser le silence créer le premier geste, et lâcher prise. Laisser danser la main. Des heures, des jours. Oublier le temps pour maîtriser l’espace de la toile-chaos. Provoquer les ruptures, les destructions créatrices. M’étonner, me surprendre. Et puis, en fin de course, les dernières touches, de plus en plus espacées dans les heures, jusqu’au silence revenu, avant de signer. Reprendre enfin le geste humble de l’artisan, nettoyer les outils, les pinceaux, la palette. Faire place nette pour, le lendemain, ayant tout oublié, tout effacé, revenir vers l’ivresse…

 

                                                                                                                                                                                                          Marc Trabys

 

« Il faut porter en soi le chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile qui danse »

Nietzsche (Ainsi parlait Zarathustra)